La plupart du temps, je vis dans un monde parallèle.
Un monde parallèle, qui longe de manière invisible le monde ordinaire. Peut-être l’avez-vous déjà vu. Ou senti. Ou vous en rêvez. Ou vous y vivez aussi, parfois, souvent, ou la plupart du temps. Moi, j’essaie d’y passer le plus de temps possible.
C’est un monde plutôt lent. Qui ne court pas après l’argent et le pouvoir. Où la présence, la parole, l’attention sont plus prisées que le dernier post de Kim Kardashian ou le pied droit de je-sais-pas-quel-footballeur. Jusqu’ici, rien d’exceptionnel : ce type d’endroit est assez facile à trouver sur Terre.
Ce qui le caractérise encore, c’est que c’est un monde où l’on regarde les choses avec curiosité.
La curiosité, comme dit mon mentor Catherine, est un saphir : rare, discret, mais capable de révéler l’invisible. La curiosité est cet espace curieux où les jugements sont remplacés par des questions, les phrases hâtives par des interrogations. Pour comprendre l’autre, son point de vue, sa peine.
Mais ce qui le distingue le plus du monde ordinaire, c’est que c’est un monde qui n’est pas réactif.
L’immédiateté des réactions est remplacée par la profondeur, la réflexion et le ressenti. Cela assure un espace et un temps d’être plutôt proactif. Et même si cet espace et ce temps peuvent être très courts, cela permet déjà de sortir de notre monde ordinaire du tac au tac, où les phrases et les coups font voler les étincelles qui allumeront des feux de forêt si on n’y prend pas garde.
La personne est la personne – Le problème est le problème
Dans ce monde, la personne est la personne.
Le problème est le problème, et les deux ne sont jamais amalgamés.
Ce qui veut dire que la personne n’est jamais le problème, ni sa mère, ni son conjoint, nison boss.
La personne est une personne, comme nous, qui essaie de naviguer sur le vaste océan de la vie avec ses vagues, ses tempêtes et ses vents contraires. Elle fait de son mieux, comme nous, pour avancer.

Quand cette vision du monde – où la personne n’est pas le problème – devient incarnée, vécue et non seulement un concept abstrait dans un livre, les miracles surviennent.
Nous pouvons nous comprendre, nous pouvons nous permettre de ne pas être d’accord, nous pouvons faire face à des problèmes plus facilement.
Nos relations s’assainissent, s’améliorent et, parfois, s’élèvent.
La plupart du temps, nous ne sommes pas entourés de cons, de bourreaux, de pervers narcissiques ou de relations toxiques qui seraient responsables de notre malheur.
La plupart du temps, nous sommes entourés de personnes comme nous. Avec nos ombres et nos lumières, nos bénédictions et nos blessures, nos sourires et nos larmes. Mais des problèmes nous rendent visite de temps en temps, et quand ils s’installent au milieu d’une relation – qu’elle soit professionnelle, personnelle ou amoureuse – on peut hâtivement conclure que l’autre est le problème. Ou, dans certains cas, que nous sommes le problème.
Peu importe si on pointe l’autre ou soi-même, le résultat est désastreux.

Je pensais que j’étais le problème
Quand on m’a montré ce monde parallèle, j’étais en post-burn-out.
Ma culpabilité de ne pas être une personne « comme il faut » grignotait chaque jour des morceaux de ma chair et de mon énergie. Elle a même réussi à bouffer la plupart de mes relations amicales : je ne me sentais pas à la hauteur, ni digne d’être une amie. Je pesais 48 kilos, j’étais à peine opérationnelle dans le quotidien. Je me regardais dans le miroir comme un tas de fumier qui dérange tout le monde, car ça pue et c’est moche. Je pensais que j’étais le problème.
Le jour où j’ai découvert qu’en fait, j’avais juste une relation avec un problème (ok, en l’occurrence, avec plusieurs, mais restons simples), la noirceur qui m’entourait a commencé à s’éclaircir.
Ah oui, Mme La Perfectionniste me pousse à exceller du matin au soir, dans tous les domaines de ma vie ? Est-ce étonnant qu’après de nombreuses années de service, où elle devait être sur son trente-et-un quasi 24 heures sur 24, elle n’en puisse plus ?
J’ai commencé à dialoguer avec Mme La Perfectionniste. Au début, c’était assez difficile.
Mais petit à petit, elle y a pris goût.
On s’est apprivoisées.
Aujourd’hui, elle me confie même ses difficultés et me demande conseil. Nous avons une relation de confiance et d’estime réciproque, qui a remplacé la guerre impitoyable que nous avons menée l’une contre l’autre depuis l’époque où je pensais que « mon perfectionnisme » était le problème et que j’ai essayé de la vaincre par toutes les manières possibles et imaginables.
Elle a eu peur pour sa vie. Pas étonnant qu’elle se soit démenée au début face à ce danger.
Aujourd’hui, elle m’aide à bien faire mon travail et moi, je l’aide à trouver du repos, à prendre des pauses et même des vacances !
Et si on se focalisait sur le véritable problème ?
De la même manière, quand nous pensons que l’autre est le problème, nous essayons de le/la changer ou de nous battre contre lui/elle, au lieu de nous focaliser sur le véritable problème.
Ce problème se situe entre nous, et non pas à l’intérieur d’un des protagonistes.
Qu’il s’agisse de M. Problème de Communication, de L’Incompréhension ou de Semer Le Bazar, quand on commence à regarder de près, à questionner, les deux parties ont beaucoup à gagner en découvrant où se situe le problème, quelles formes il peut prendre, ce qui le favorise, à quel moment il est plus présent et à quels moments il l’est moins, quels sont ses effets et pour qui ou quoi il roule.
Nous serons surpris de nos découvertes.
Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. (Marcle Proust)
Mais cela est possible uniquement si l’on change de regard.
Si on apprend à distinguer les portes d’entrée dans ce monde parallèle. Ce n’est pas facile au début. Il faut le pratiquer souvent et beaucoup. Quand on s’entend à dire ou à penser des phrases jugeantes, des phrases qui parlent de l’autre (« tu es… », « vous êtes… »), avec des qualificatifs ou avec des « toujours » et des « jamais », quand nous estampillons quelqu’un d’un mot, d’une étiquette, c’est une alerte : il est temps de chercher une porte d’entrée.
Qui est en même temps une porte de sortie de ce monde ordinaire des jugements, des analyses réductrices ou de l’enfermement.

Il y a toujours une porte
Il y en a toujours une, une porte dans les environs.
Parfois moitié visible, parfois cachée derrière un buisson, voire même un gros rocher qui peut paraître immuable.
Mais je vous assure qu’il y en a toujours une porte vers ce monde parallèle.
Dans ce monde où il y a plus d’amour, plus de vérité et plus de beauté, où la gratitude règne, malgré les tempêtes, les difficultés de navigation, les vents contraires.
Quand nous franchissons ces portes, les jeux psychologiques s’arrêtent.
Il n’y a plus de manipulation ni d’évitement. Non pas parce que, de l’autre côté, tout le monde est un ange — loin de là.
Simplement, parce qu’il n’y a plus besoin : du moment qu’on cesse de chercher un bouc émissaire, un responsable, un coupable, qu’on regarde vraiment le problème au lieu de blâmer l’autre, de demander une correction ou de le culpabiliser, nous pouvons nous occuper de ce qui nous dérange véritablement, de ce qui pose souci.
Le reste devient superflu.
Plus besoin de jouer la victime, de se culpabiliser parce qu’on était dans le rôle du bourreau, ou de s’épuiser à sauver quelqu’un (ou le monde).
Dans ma famille, quand mes enfants étaient suffisamment grands, je leur ai expliqué le triangle dramatique de Karpman.
Nous avions même un signe de main pour pouvoir nous signaler l’un à l’autre quand nous pensions y être rentrés, pour ne pas blesser l’autre avec des mots. Cela nous a facilité les situations difficiles du quotidien.
Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. (M. Proust)
Le vrai changement
Mais le vrai changement s’est produit quand j’ai fait ma formation en thérapie narrative et que j’ai commencé à chercher les portes vers ce monde parallèle.
Un monde où nous sommes tous des êtres humains, parfois aimables, parfois pas, des humains qui se trompent parfois, qui font des erreurs, qui peuvent faire du mal volontairement ou inconsciemment.
Un monde où il est possible de communiquer, d’échanger sur les difficultés qui se présentent dans la relation, en parlant véritablement du problème — qui reste à sa place et ne s’installe pas à l’intérieur de la personne, à moins que nous ne l’y installions nous-mêmes.
Mais au moment où ça se fait, nous sommes jetés hors du monde parallèle et nous retombons dans le monde ordinaire, celui des conflits ordinaires, où l’on peut se traiter de tous les noms, où l’on peut rendre l’autre responsable de tout.
A vous de jouer
Si vous êtes curieux d’explorer ce monde parallèle, essayez pendant une semaine d’observer les situations, les interactions que vous avez, et même vos pensées en lien avec ces interactions – surtout s’il y a des difficultés qui se présentent, ou si tout ne se passe pas comme vous aimeriez.
Et si vous voyez que vous situez le problème à l’intérieur de l’autre, ou que vous vous blâmez vous-même, si vous posez des étiquettes (je suis… tu es…. Il/elle est…. ) ou vous placez le problème à l’intérieur d’une des parties, ouvrez grand les yeux. Cherchez une porte.
Dès que vous l’apercevez, franchissez-la : commencez à regarder le problème comme un problème et la personne comme une personne.
Séparez l’un de l’autre, et dans vos paroles, occupez-vous uniquement du problème.
Vous m’en direz ce que cela change pour vous ?
Et pour la relation ?

